Revue Porte Ouverte

Le casier judiciaire : quand l’être humain n’est plus qu’un dossier!

Par Jean-Claude Bernheim,
Criminologue

Le droit à l’assurance existe-t-il?

Lorsque l’on aborde le sujet de l’obtention d’une police d’assurance personnelle de la part d’une personne détenant un casier judiciaire, il faut préciser d’emblée que dans un jugement de la Cour du Québec, rendu par le juge François Godbout en 2001, «le droit à l’assurance, ça 
n’existe pas en soi».

Avec cette décision, il faut admettre que la situation des personnes ayant un casier judiciaire a régressé par rapport aux jugements rendus antérieurement. En effet, dans le même jugement on peut lire que : «le refus systématique, par un assureur, d’accepter des propositions d’assurance dans les cas où le preneur ou son conjoint a des antécédents judiciaires est discriminatoire à l’égard des personnes qui sont dans cette situation, mais la Cour ne croit pas qu’il s’agit d’une atteinte à la sauvegarde de la dignité d’une telle personne, de son honneur et de sa réputation, contrairement à ce qu’a prétendu la partie demanderesse».

Socialement parlant, la position des compagnies d’assurances est tout à fait catastrophique
Le juge Godbout poursuit en affirmant : «L’antécédent judiciaire est le résultat du non — respect des règles régissant la vie en société. Il n’est pas arbitraire, mais découle de la commission d’une infraction dont l’auteur fut sanctionné de la façon prévue par ces règles. Son existence peut constituer un empêchement à l’exercice de certaines activités comme il peut limiter la possibilité d’obtenir certains services, telle une couverture d’assurance par exemple»

En examinant la jurisprudence, le juge Landry a fait ressortir qu’il aurait été pertinent de divulguer les antécédents judiciaires dans les cas suivants :

  • Une condamnation d’un bijoutier pour recel;
  • Un lourd dossier criminel et être un homme de main d’une organisation criminelle;
  • Une condamnation récente pour vol d’une montre et voies de fait dans une réclamation pour vol de bijou;
  • Une omission de déclarer des condamnations pour vol, fraude et supposition de personne en assurance-habitation;
  • Une omission de déclarer des condamnations récentes pour vol, vol avec violence et d’avoir été victime d’un vol;
  • Une omission de déclarer des condamnations pour trafic et possession de stupéfiants ainsi que possession de biens criminellement obtenus (automobile) dans un vol d’automobile;
  • Une condamnation pour possession d’une armée tronquée 12 ans auparavant dans une réclamation pour cambriolage;
  • Une condamnation pour recel et fraude et suspension de permis non déclarés dans une réclamation pour vol d’automobile.

Par contre, n’ont pas été retenus comme suffisants pour entraîner la nullité d’une assurance l’omission de divulguer les éléments suivants :

  • Des condamnations pour introduction par effraction, voies de faits, possession et trafic de stupéfiants dans une réclamation pour vol d’automobile (question non spécifiquement posée);
  • Deux vols à l’étalage commis plusieurs années auparavant;
  • Une condamnation pour possession de drogue et trafic de stupéfiants plusieurs années auparavant dans une réclamation pour cambriolage;
  • Une utilisation d’une carte de crédit volée en matière;
  • Une condamnation pour culture de marijuana accompagnée.

Cette position de la Cour est révélatrice de ce que peuvent subir les personnes ayant un casier judiciaire et qui ont «payé leur dette à la société», mais dont la période de mise à l’épreuve n’est pas encore complétée. Cette décision nous oblige à nous questionner sur la notion de réhabilitation. En effet, selon la Loi sur le casier judiciaire, dans le cas de tout octroi d’une réhabilitation «la condamna — tion en cause ne devrait plus ternir la réputation du demandeur». Elle est censée effacer «les conséquences de la condamnation». Mais cette réhabilitation est liée au temps écoulé depuis la fin de la peine et à la décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles suite à une demande de réhabilitation de la part du condamné.

Ainsi, pendant la période où il doit attendre avant de faire une demande de pardon à la Commission nationale des libérations conditionnelles, le condamné se trouve à être dans un «no man’s land». En effet, pour se conformer aux obligations légales, il doit s’assurer s’il est propriétaire d’une automobile, il doit s’assurer pour obtenir une hypothèque, il doit s’assurer pour se prémunir contre des événements imprévisibles et coûteux. Pour pouvoir s’insérer dans la société, il doit prendre les mesures nécessaires pour assumer ses responsabilités. L’obtention d’une assurance n’est pas un luxe, mais plutôt une obligation légale et morale, une obligation que le condamné doit rencontrer s’il veut mener une vie «normale». Non seulement l’individu possédant un casier judiciaire ne peut obtenir une assurance personnelle, mais il en est de même pour les membres de sa famille vivant sous son toit. Ainsi, sa conjointe et ses enfants sont également dans l’impossibilité d’assumer leurs obligations.

Dans un jugement récent4, le juge Richard Landry a fait une revue de la jurisprudence relative aux cas où une condamnation peut ou ne peut pas être invoquée pour refuser d’assurer ou d’indemniser (voir encadré).

Dans le même jugement, le juge Landry note que le questionnaire présenté par l’assureur lors de la demande d’assurance «est généralement limitatif», c’est-à-dire qu’il n’est pas suffisamment développé pour établir formellement le risque que l’assureur est prêt à couvrir. Pourtant, dès 1996, le juge Claude Gagnon notait que «si l’assureur estime qu’un casier judiciaire quel qu’il soit est suffisant pour lui faire refuser un risque, le tribunal estime qu’il y aurait lieu pour lui de l’inclure dans les exclusions» Pourtant rien de tel n’a été mis de l’avant en dépit des pratiques que l’on peut constater de la part des compagnies d’assurances. Et, comme le constate le juge Landry, si une compagnie d’assurances veut connaître les antécédents judiciaires d’un demandeur, il n’a qu’à le demander.

Dans la cause sur laquelle le juge Landry devait se prononcer, celui-ci note que la compagnie Wawanessa «n’a pas de normes écrites» relatives à la question du casier judiciaire. Pourtant monsieur Alain Champagne, du Bureau d’assurance du Canada, écrivait le 16 octobre 2002 : «les pratiques varient d’un assureur à l’autre et elles sont basées sur leurs propres expériences de sinistres établies grâce à leurs calculs actuariels»6. La consultation de la jurisprudence ne nous a pas permis de constater que de tels calculs actuariels n’aient jamais été invoqués pour justifier la décision d’aucune compagnie d’assurances. D’ailleurs, nos entretiens avec plusieurs courtiers et agents d’assurances nous ont convaincus que de telles études n’existent pas.

De plus, des compagnies d’assurances ont adopté le principe voulant que vivre avec une personne ayant un casier judiciaire équivaut à en détenir un. Ainsi, être le conjoint de quelqu’un qui a un casier judiciaire vous prive de la possi- bilité de vous assurer ou d’être indemnisé. Il en est de même si vous êtes le parent d’un enfant qui a eu des démêlés avec la justice et que celui-ci continue de vivre sous votre toit. Ainsi, si l’on applique le raisonnement des compagnies d’assurances avec rigueur, cela veut dire, par exemple, que les enfants d’une personne ayant un casier judiciaire ne peuvent contracter une assurance scolaire ou ne seront pas indemnisés en cas de sinistre?

Si l’on prend les arguments des compagnies d’assurances avec tout le sérieux qu’ils devraient mériter, cela veut aussi dire que les propriétaires d’un immeuble locatif occupé par une personne ayant un casier judiciaire ne pourraient être assurables. Selon les statistiques publiées en 20 017, il y avait, au Canada, 2 600 994 hommes (20 % des hommes) et 681 199 femmes (5 % des femmes) de 18 ans et plus qui avaient un casier judiciaire, soit environ 14 % de la population adulte. Quelque 500 000 personnes ont un casier judiciaire au Québec. Socialement parlant, la position des compagnies d’assurances est tout à fait catastrophique. En effet, suite à notre brève enquête, nous avons constaté que plusieurs ex-détenus sont tout à fait déstabilisés financièrement et psychologiquement suite à un refus d’indemnisation de la part de plusieurs compagnies d’assurances. Pourtant ces personnes avaient tout mis en œuvre pour trouver un emploi et assumer leurs responsabilités familiales.