Revue Porte Ouverte

Délinquance sexuelle : intervenir auprès des victimes, des proches et des agresseurs

Par Véronique Binet,
Coordonnatrice gestion/développement stratégique, CALACS Chaudière-Appalaches

Passage d'une vision féministe à une vision globale des agressions sexuelles : l'expérience d'un centre d'aide aux victimes

Au cours des dernières années, le Québec a vécu une réelle mouvance en ce qui concerne la problématique des agressions sexuelles. Le décloisonnement des pratiques ainsi que de meilleures connaissances ont inévitablement soulevé des questionnements pour plusieurs ressources, notamment celles s'adressant aux victimes. Issus principalement du mouvement féministe, ces organismes sont appelés à se redéfinir afin de mieux faire face aux défi s contemporains en matière d'agression sexuelle. Toutefois, un changement est parfois accompagné de craintes et d'appréhensions… En effet, qu'est-ce qui se produit quand l'on décide de revoir ses valeurs, son approche et ses orientations? C'est l'aventure dans laquelle le CALACS (Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) Chaudière-Appalaches s'est pleinement lancé en 2009. À travers l'expérience de celui-ci, découvrez les motivations, les facteurs de réussite, les obstacles et les impacts d'une telle transformation.

Bref historique

Tout d'abord, il serait inopportun d'aborder un changement de vision sans dresser un portrait d'origine des ressources d'aide aux victimes d'agression sexuelle. Ainsi, il est important de se rappeler que les CALACS tirent leurs racines de l'évolution du mouvement des femmes des années 70. Suite aux constats de plusieurs groupes qui notent que la justice protège mal les victimes et que celles-ci se butent à de nombreux préjugés, un premier CALACS voit le jour en 1975. Quatre ans plus tard, un regroupement est formé afin d'unir les ressources et de permettre une mise en commun des expériences1.

Dans les années 80, en Chaudière-Appalaches, le Centre-Femmes de Beauce reçoit plusieurs victimes qui se regroupent pour discuter des conséquences des agressions sexuelles vécues. Les besoins évidents de cette population favorisent la création d'une ressource spécialisée en 1991 pour une clientèle féminine. Au moment de sa fondation, le CALACS Chaudière-Appalaches choisit de privilégier une approche féministe, et ce, tant dans ses interventions que dans son fonctionnement et sa lutte aux agressions sexuelles.

Suite à la Marche mondiale des femmes de 2000, de nouveaux crédits sont injectés par le gouvernement du Québec dans les ressources pour victimes d'agression sexuelle. Le CALACS Chaudière-Appalaches donne naissance à un organisme autonome dans le secteur de Lévis (CALACS À-Tire-D'Aile) en 2001 et grossit progressivement son équipe en embauchant de nouveaux employés.

L'arrivée d'intervenants avec des formations et des expériences différentes incite aux débats d'idées et amorce un tournant pour l'organisme. Le Centre fait alors des choix considérés comme étant plutôt marginaux, tels que sa syndicalisation en 2003 et son retrait du regroupement en 2004. Parallèlement, une évolution graduelle des pratiques tant en matière d'intervention que de gestion mène l'organisme vers une révision « officielle » de ses valeurs, ses approches et ses orientations en 2009.

Les constats et les facteurs de motivation aux changements
Un changement demande une force de locomotion qui nous pousse à sortir d'une zone de confort. Ainsi, plusieurs constats et facteurs de motivation sont à l'origine des changements au sein du Centre. Il y a tout d'abord, les constats directement liés à l'équipe d'intervention :

  • Les outils privilégiés par les intervenants ne sont plus exclusivement d'approche féministe;
  • La majorité des employés ne sont plus à l'aise avec la vision du Centre et ont du mal à défendre ses valeurs. 
  • Ensuite, nous retrouvons les constats touchant la clientèle :
  • Les victimes de sexe masculin demandent de plus en plus de l'aide;
  • Plusieurs « trous de services » en agression sexuelle sont constatés dans la région;
  • La clientèle présente des problématiques complexes qui demandent des interventions en collaboration avec le réseau de la santé.

Finalement, il y a les constats impliquant les moyens disponibles :

  • Les ressources en agression sexuelle sont diversifiées et offrent des alternatives au modèle féministe;
  • La problématique est de plus en plus documentée et le Centre souhaite opter pour de meilleures pratiques.

Les changements et les nouveaux services

Devant ces constats, l'organisme décide de se lancer et d'amorcer une réflexion à l'été 2009. Quels sont les besoins actuels de la population? Quels messages le Centre désire-t-il promouvoir en matière de victimologie? Quelles sont les pratiques novatrices en violence sexuelle? Quels pourraient être les enjeux de réorienter les activités de l'organisme? La réponse fut de réaménager les services en les ouvrant à toutes victimes, sans distinction. En offrant à la population un seul centre en victimologie, il était maintenant possible de décloisonner l'intervention et de devenir un catalyseur de changement social. Également, de nouvelles valeurs sont sélectionnées pour guider les décisions du Centre : l'équité, le respect, l'humanisme, la transformation sociale, l'innovation et l'expertise. Quant aux approches d'intervention, le CALACS choisit de les diversifier en privilégiant une combinaison de modèles d'intervention : l'approche humaniste, l'approche cognitive béhaviorale et l'approche systémique.

Si les choix du Centre découlent d'un long cheminement à l'interne, leur concrétisation est précipitée à l'automne dans un contexte d'appels d'offres de l'Agence de la santé et des services sociaux (ASSS). Bien que l'organisme rencontre les représentants de l'ASSS pour discuter de ses orientations, ceux-ci choisissent de l'inviter uniquement pour l'appel d'offres concernant les services aux enfants/adolescents et de le délaisser pour les hommes. Croyant fermement à sa vision systémique, le CALACS choisit malgré tout de déposer un projet pour les deux clientèles. En décembre 2010, l'organisme obtient finalement le mandat de mettre sur pied de nouveaux services régionaux pour les victimes mineures. Quant aux services pour les hommes, ils se voient confiés à un organisme s'adressant à une clientèle masculine en difficulté.

Les facteurs de réussite, les obstacles et les impacts

Comme toute transformation, celle-ci fut laborieuse, mais somme toute satisfaisante. Plusieurs facteurs de réussite ont été relevés par le Centre. Parmi ceux-ci, est souligné le fait d'avoir une équipe et un conseil d'administration prêts aux changements, la volonté d'employés de s'impliquer au-delà du travail, la réalisation d'un inventaire des services offerts aux victimes au Québec pour s'en inspirer, le financement de nouveaux services, ainsi que le fait d'oser être différent.

En ce qui concerne les obstacles, ils sont principalement liés au manque de temps. En effet, le peu de temps pour préparer les partenaires aux changements à venir a favorisé l'incompréhension chez plusieurs d'entre eux. Certains ont même pu voir les dépôts de projets du CALACS comme étant de l'opportunisme. Aussi, la réduction de l'autonomie des organismes communautaires quant au choix de leur mission s'est avérée un enjeu majeur lors des échanges avec l'ASSS, entre autres pour se voir refuser la possibilité d'obtenir du financement privé pour servir une clientèle masculine.

Bien que l'implantation de ses nouvelles orientations et services soit récente, l'organisme a déjà pu observer des impacts positifs : un portrait plus complet de la problématique, l'intégration de nouvelles techniques d'intervention, un accueil favorable du réseau (CSSS, DPJ, etc.), une amélioration des pratiques en ayant la possibilité d'intervenir avec plusieurs membres d'une même famille. Quant aux impacts à moyen et à long terme, ils seront à évaluer au cours des prochains mois, particulièrement auprès des partenaires.

Les défis et la suite… Aussi stimulants que ces changements demeurent, de nombreux défis s'y rattachent. Par exemple, la poursuite de l'implantation des services aux victimes mineures apportera des défis logistiques importants pour la prochaine année (locaux adéquats, dispense des services réguliers dans un contexte de développement, etc.). Également, le Centre aura à poursuivre sa promotion afin de faire connaître aux partenaires sa vision renouvelée ainsi que ses services. Cette étape est cruciale pour la reconnaissance de l'organisme et ses futures collaborations avec les intervenants du milieu.

Le financement sera aussi un enjeu de taille, puisqu'intervenir auprès d'une clientèle spécifique demande temps et argent. Celui-ci est directement lié à l'autonomie des organismes communautaires, sujet d'actualité à l'échelle provinciale. De plus, le CALACS Chaudière-Appalaches devra se pencher sur des problèmes uniques aux ressources en régions, soit la grandeur du territoire à couvrir (problème de transport, coût élevé des déplacements des intervenants, etc.) ainsi que le manque (et la rétention) de ressources humaines spécialisées.

Pour conclure, évaluer ses manières de faire et y apporter des changements n'est jamais facile. Il s'agit d'un processus à grande échelle qui demande temps et investissements. Toutefois, l'implication humaine et la force d'une équipe permettent d'en retirer une grande satisfaction, et surtout, de soulever des montagnes.


1- http://www.rqcalacs.qc.ca/