Revue Porte Ouverte

La justice réparatrice : de la réflexion à l’action

Par Wilma L. Derksen

Expérience personnelle avec la justice réparatrice

Je pense qu’à long terme, le trajet vers la guérison d’une victime passe aussi par les besoins du criminel.

J’ai été exposée à la justice réparatrice il y a près de vingt ans. Lorsque tout a commencé, la justice réparatrice m’est apparue par hasard comme une «idée» plutôt qu’un programme, comme les principes avant la pratique.

Tout a débuté par la disparition de notre fille, Candace, le 30 novembre 1984. Dans une crise de panique, nous et nos amis avons lancé l’une des plus grandes recherches de personnes disparues à Winnipeg. Pendant six semaines et demie, nous avons consacré toutes nos énergies à la recherche de notre fille.

Le jour de la découverte de son corps, le 17 janvier 1985, le parent d’un enfant assassiné est venu nous rendre visite. Durant deux heures, il nous a raconté l’expérience très décevante qu’il avait vécue au cours de cette période avec le système de justice pénale. Son message était très clair : il n’y a pas de justice. Lorsque nous avons commencé à faire face au problème de la vie après la perte d’un enfant assassiné, ses paroles nous revenaient sans cesse à l’esprit. Nous savions que nous avions à prendre d’autres chemins pour trouver la justice et guérir notre âme de cette grande perte.

Mon travail de rédactrice d’un journal mennonite m’a permis de rencontrer quelques-uns des pionniers du mouvement de la justice réparatrice. L’une de mes tâches consistait à rapporter les activités du Comité central mennonite au cours desquelles j’ai rencontré Dave Worth, qui était l’un des pionniers intervenants. Il m’interrogeait sur mon expérience et je tentais de répondre au mieux de mes connaissances. Au cours de nos premières conversations, j’exposais vigoureusement les principes de la justice réparatrice qui visaient à améliorer la justice. Selon moi, la justice valait plus que de rendre le verdict de culpabilité au criminel et d’adhérer aux règles du système de justice pénale : elle devait aussi considérer la souffrance invalidante et les besoins de la victime. 
À ce moment, je me sentais moi-même comme une victime de crime et je devais y faire face. Ce qui m’importait était d’être respectée, de conserver mon honneur et de ne pas être écartée de tout ce qui touchait l’histoire de ma fille. Même si l’affaire n’a jamais été résolue, nous entretenions toujours des relations avec des professionnels de la justice. J’étais stupéfiée de voir que mon rôle était aussi insignifiant dans le processus décisionnel pour établir le souvenir de notre fille.

Et puis, il y a la colère. Ayant été élevée dans une collectivité pacifique mennonite, rien n’a pu me préparer pour cette colère qui me hantait. À un moment donné, quelqu’un m’a demandé ce dont j’aurais besoin pour boucler la boucle et obtenir justice, et je me souviens avoir répondu que même souhaiter la mort au meurtrier ne serait pas suffisant ; il était coupable et ma fille, innocente. Justice ne serait pas rendue par la peine de mort. Et tentant de trouver une solution, n’importe laquelle, je me suis entendue dire que dix meurtriers devaient mourir et pour ce faire, je devais moi-même appuyer sur la détente. C’est uniquement à ce moment-là que la boucle serait bouclée et que justice serait rendue.

Pendant ces premières années, j’ai reçu une attention soutenue des défenseurs de la justice réparatrice. Mon bureau était situé à côté de celui des Services de médiation, qui avaient créé un processus de réconciliation entre victimes et criminels pour un organisme de Winnipeg. Même s’ils traitaient d’affaires criminelles moins sérieuses que la mienne, nous avons analysé comment les principes de la justice réparatrice pourraient s’appliquer aux affaires plus sérieuses, semblables à la mienne.

Au début des années 1990, cet organisme avait lancé un autre programme, intitulé Face à face, dont l’objectif était de réunir les victimes et le criminel à la suite d’un procès et de faciliter le dialogue entre eux. Et puisque le criminel n’était pas connu dans notre cas, on n’a pu m’inviter à participer à ce genre d’exercice. Mais cela m’a incitée à examiner de plus près la réunion traumatisante d’une victime et d’un criminel. Je réalisais que ce genre de réunion était malsaine et je savais
clairement pourquoi en fonction des témoignages que m’avaient donnés d’autres parents d’enfants assassinés. C’était comme si le «meurtrier» devenait membre de la famille élargie. Souvent, on nous demandait des nouvelles sur le procès et ensuite, on nous demandait : «Ont-ils trouvé le criminel?». Nous serions inextricablement liés au criminel.

Dans ma quête de guérison personnelle, ce concept de réunion de la victime et du criminel me poussait vivement à trouver un sens à ce mystère, ce qui a suscité en moi une grande curiosité. J’avais besoin de comprendre qui avait commis cet acte et pourquoi, et ce que j’espérais de cette personne à l’avenir. J’avais besoin de comprendre ce qu’était un condamné à perpétuité. J’ai saisi toutes les occasions qui se présentaient pour étudier à fond ces questions.

À titre de co-organisatrice du programme Survie de la famille aux homicides, j’ai trouvé des occasions pour envoyer notre groupe dans une prison afin que nous puissions raconter notre histoire. Ces visites étaient dirigées dans le cadre d’un programme. Au cours de cette période, j’ai commencé à énumérer et à présenter tout mon savoir sur la victimisation à différents auditoires. Un jour, un établissement scolaire, qui m’avait demandé de parler à des étudiants, avait aussi invité un criminel à parler de son histoire. Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer. Mes questions devenaient de plus en plus précises et je me sentais plus libre de parler des criminels à ce criminel et aux autres que je rencontrais régulièrement. Dans le cadre de l’une de ces rencontres, on m’a invité à rencontrer le «Groupe des condamnés à perpétuité» de l’établissement de Stony Mountain, dans le but de réunir une victime «substitut» à un criminel. Les règles étaient très simples. Les condamnés à perpétuité savaient que je poserais des questions et, dans la mesure du possible, ils répondraient directement, avec intégrité.

C’était une visite mémorable. Les murs de la pièce étaient tapissés de murales et il y avait des aquariums. Durant la première heure, les condamnés à perpétuité m’ont décrit leur programme. C’était fascinant. Tour à tour, ils me donnaient la chance de les interroger sur tout ce que je voulais savoir. Je voulais connaître quel était leur passé, leur nom, leur crime et leur peine. Puis, je voulais tout savoir du meurtre qu’ils avaient commis. Pourquoi avaient-ils tué quelqu’un? Je voulais connaître la raison de leur meurtre sans qu’ils se mettent à rationaliser l’événement.

Au deuxième tour de table, ils ont suivi mes directives. Lorsqu’ils racontaient leurs histoires, j’étais étonnée de constater les différentes races et personnalités (d’enseignant, d’artiste et de chef de bande) présentes dans le groupe, ainsi que de la diversité des récits sur l’assassinat d’un ami, d’un étranger, d’une épouse ou d’une mère. Leurs histoires avaient du sens. Même si le fait de donner délibérément la mort était complètement inutile et absurde, ce n’était pas tout à fait irrationnel. Une suite d’événements concrets les avait poussés à commettre un tel acte.

J’aimerais bien me souvenir davantage des conversations qui ont eu lieu, mais je ne peux pas. Je crois que j’étais complètement submergée par cette rencontre, qui est devenue un point culminant dans ma vie. Beaucoup plus tard, en me rappelant cette expérience et l’impact qu’elle avait eu sur ma vie, j’ai réalisé que dix hommes admettaient avoir tué ; l’un de ceux-ci avait commis un meurtre sans le vouloir et un autre avait été injustement inculpé. Tout était là. Dans leurs récits, ces hommes étaient devenus humains. J’avais de la compassion pour eux en tant qu’êtres humains. Ils n’étaient plus de simples meurtriers, ils étaient des personnes incarcérées pour des années à cause de leur acte. Même si je ne peux condamner l’acte d’homicide, je ne pourrais jamais défendre leur droit à la liberté, parce que je ne connais pas leur dossier et je n’ai pas l’autorité du pardon. Je pouvais ressentir leur douleur. Je ne désirais pas les tuer. En fait, je les respectais pour leur honnêteté. Tout par hasard, j’avais fait la rencontre de dix hommes que j’avais déjà rêvé assassiner. Cette rencontre, quoique symbolique, a réorganisé mon processus mental et émotionnel. J’avais fait face à mes quatre plus grands démons : la peur, la colère, la haine et le besoin intarissable d’aller au fond de cette histoire.

Mon mari dit que c’est à partir de ce moment que ma vie a véritablement changé. Je ne vivais plus seulement pour accomplir ma justice personnelle, mais j’avais besoin d’aider d’autres personnes à personnaliser et à établir leur propre trajet vers la justice.

Le crime cause des dommages incommensurables, non seulement par la perte de vie, comme la mort de ma fille, mais aussi par la déchirante perte de confiance entre êtres humains, l’apparition de la peur et de la colère, de même que la quête incessante d’établir un processus judiciaire impartial, honorable, équitable et réparateur.

Je serai toujours reconnaissante au mouvement de justice réparatrice, qui a permis à plusieurs personnes de cheminer en dehors des sentiers battus. Dans notre cas, il nous a permis de cheminer en dehors des régularités et des règles de la jurisprudence pour trouver les moyens qui mènent vers la guérison de l’âme suivant un meurtre dans la famille. Comment restaurer la confiance en l’humanité? Comment vivre avec un criminel que l’on ne connaîtra jamais, mais qui fait encore partie de nos vies? Comment peut-on trouver des moyens créatifs pour aborder notre peur et notre colère afin de pouvoir libérer nos esprits et admirer véritablement la beauté autour de nous et nous concentrer sur nos proches? Comment peut-on lâcher prise et aller de l’avant avec dignité vers l’avenir?

Pour ce faire, nous avons besoin d’un endroit sûr pour faire face à nos démons, crier notre douleur et être libres de trouver des réponses.

Vous pensez peut-être que je suis très égoïste, complètement centrée sur ma douleur et contrôlée par la victimisation. Pourtant, non. Je pense qu’à long terme, le trajet vers la guérison d’une victime passe aussi par les besoins du criminel. Les criminels ont besoin de boucler la boucle. Ils ont également besoin de connaître la réalité de la victime afin de faire face à leur culpabilité, d’être encouragés à faire des changements positifs, et de se sentir désirés et valorisés.

Je crois que s’il y a une conclusion à tirer de mon expérience, c’est qu’elle démontre le besoin d’appliquer des programmes souples. La guérison et la restauration ont besoin d’être personnalisées. Nous sommes tous différents, les crimes commis diffèrent, les cas aussi. Mon expérience démontre aussi qu’il faut laisser le temps s’écouler. Ma rencontre avec dix condamnés à perpétuité a eu lieu douze ans après le meurtre de notre fille. Il m’aura peut-être fallu tout ce temps pour être apte à faire cet apprentissage.

Wilma L. Derksen a publié deux livres relatant son histoire, parus chez Amity Publishers. Le premier est Have You Seen Candace? 270 pages, et le deuxième est Confronting the Horror : The Aftermath of Violence, 263 pages.