Revue Porte Ouverte

La justice réparatrice : de la réflexion à l’action

Par Thérèse de Villette,
Centre de services de justice réparatrice

Quand sautent les verrous intérieurs

La volonté d’aller jusqu’au bout permet d’assister à quelque chose d’extraordinaire : une ouverture insoupçonnée, une empathie à la souffrance humaine, même si celle-ci est ressentie par un agresseur.

«On a chacun nos prisons : J’ai l’impression, en écoutant les détenus, que moi aussi j’ai fait du temps pendant des années», constate Lise, victime de hold up. Faire sauter les verrous intérieurs, c’est un peu le défi que le Centre de services de justice réparatrice veut relever en permettant à agresseurs et victimes de vivre ensemble une libération, une transformation intérieure qui soit réparatrice, notamment via le programme Rendez-vous détenus et victimes (RDV)*. (…) Le programme RDV a pour objectif premier de faciliter l’expression, les relations entre les participants de deux groupes a priori antagonistes, en créant un climat de confiance et d’authenticité.

Mais comment victimes et détenus vivent-ils une telle expérience? À titre de réponse, plutôt que de faire une analyse des résultats d’évaluation de la démarche pratiquée depuis quatre ans, je propose de laisser la parole à trois participants d’un RDV qui s’est tenu au printemps 2003 à l’établissement de la Montée St-François. Quatre pères incestueux et quatre femmes profondément blessées depuis des années par l’inceste subi à l’enfance ont risqué d’y participer. Trois mois après l’événement, nous nous sommes réunis pour une longue évaluation et un suivi. L’échange fut intense et certains(es) ont laissé des traces écrites, dont voici quelques extraits qu’ils m’autorisent à publier. J’en ai gardé l’authenticité. Seuls les noms ont été changés pour discrétion.

Le courage de Marie

Marie, abusée par son père et son frère dès l’âge de six ans, a choisi de faire sauter les verrous du silence qui l’emprisonnait depuis 36 ans. Durant l’été, elle a eu l’idée d’écrire une lettre à l’un des détenus du groupe, à qui elle demande d’être destinataire — substitut. Cette lettre témoigne de la confiance qui s’est établie entre les participants au fil des rencontres.

«Cher René, j’espère que la fin de nos rencontres n’a pas été trop dure pour toi. Moi je l’ai ressentie très durement. Je me suis sentie très seule. J’en ai parlé…Mais je crois que les gens ne peuvent pas vraiment comprendre l’importance de la démarche et de son impact dans nos vies de tous les jours. Est-ce pareil pour toi? As-tu toujours cette colère qui gronde en toi? Serait-elle en train de se transformer? Ma démarche est très égoïste. J’avais apporté à l’une de nos rencontres un objet que j’enverrais à mon agresseur et j’avais une lettre à envoyer à mon frère. Je pensais l’écrire et la brûler, mais pour moi ce n’était pas réparateur parce qu’il n’y avait pas de témoin. J’ai pensé la lire à un ami, mais là encore j’avais peur de ne pas être vraiment comprise. Comme toi tu es bien vivant et que tu as une place spéciale dans mon cœur malgré tes actes incestueux, j’ai pensé que tu accepterais d’endosser le rôle de mon frère. Ainsi, j’aurais plus l’impression de m’adresser à lui vivant, car n’ayant aucune nouvelle de lui depuis 21 ans, nous ne savons pas s’il est vivant ou mort…Si tu crois que cette lettre peut te faire du mal, tu as juste à ne pas l’ouvrir et à la brûler…Quoi que tu fasses, je serai d’accord avec toi.»

Voici la lettre : 

«Bonjour Normand, À l’approche de mes 50 ans, je pense avoir un désir profond de me défaire de certains poids qui deviennent bien difficiles à traîner encore. Je tiens à te parler cœur à cœur d’un sujet qu’on n’a jamais abordé toi et moi. Peut-être toi à 58 ans aujourd’hui tu as oublié, mais pas moi. Je traîne ces souvenirs depuis 43 ans et c’est assez. Elle rappelle en détails les faits.(…) Pendant longtemps, j’ai mis beaucoup d’efforts pour me convaincre que cela n’était jamais arrivé. Sauf que dans ma vie de couple avec mon mari, que j’aime profondément, un malaise s’est installé de façon insidieuse comme un serpent qui t’attaque au moment où tu t’y attends le moins. J’ai même cru que j’étais une femme frigide…J’ai eu la chance de participer à des rencontres avec 4 détenus dans un pénitencier, emprisonnés pour inceste. Cela m’a fait un bien immense. Grâce à certains d’entre eux, je ne me sens plus coupable ni responsable de ce que j’ai vécu avec toi. Grâce à deux d’entre eux, j’ai pu voir la bonté dans leur cœur derrière la colère dans leurs yeux. Comme par miracle, j’ai même éprouvé de la compassion pour leur propre souffrance. Même si je n’approuve pas ce qu’ils ont fait, j’ai appris à voir au-delà de l’agresseur. Ils ne sont plus à mes yeux des prédateurs, ils sont aussi des papas et des grands frères comme toi, égarés, bien mêlés et seuls pour se démerder. L’un d’entre eux, René, m’a dit un jour : «C’est moi le coupable, c’est moi l’agresseur; toi, Marie, t’as rien à te reprocher. Tu dois maintenant marcher la tête haute». C’est comme si à partir de ce moment la grosse chaîne à gros maillons avait commencé à se désagréger tranquillement et à desserrer mon cœur. La haine que j’éprouvais pour toi commençait à s’effacer au même rythme pour faire place à la compassion…Grâce à la générosité et à la franchise de ces 4 détenus, j’ai réussi à entreprendre différentes actions dans le but de guérir mes plaies, de les cicatriser. Elles ne disparaîtront pas, car elles sont des témoins de mon vécu. Je ne veux pas les renier, mais je ne veux plus me laisser contrôler par elles. Je veux que ces événements prennent des proportions «réalistes» et non plus qu’ils prennent toute la place dans ma vie relationnelle. Je suis devenue responsable de moi, de mes actes, de mes gestes, de mes paroles, de mes pensées. Je ne suis plus responsable de toi, Normand, et des gestes que tu as posés sur moi…Je suis libre et cela a créé de l’espace pour l’estime de soi, la compassion pour toi, Normand mon grand frère, et pour d’autres aussi. Je peux maintenant te dire : «Je t’aime Normand et je te pardonne le mal que tu m’as fait. Je t’aime René comme un frère et je te pardonne le mal que tu as fait à ta fille en attendant qu’elle puisse le faire un jour…Avec toute ma tendresse, Marie.»

À la réunion d’évaluation, Marie a parlé nettement de guérison : pour la première fois elle se sent belle. Elle avait aussi réussi à provoquer une entrevue de deux heures avec son père, qui a accepté de l’écouter. Le lendemain, il l’appelait pour lui demander pardon. Elle était radieuse!

L’histoire de Paul

Paul, un détenu, avait une attitude de glace pendant les rencontres, mais le regard perçant. Il faisait beaucoup d’efforts pour exprimer ce qui le tenaillait à l’intérieur. Et voici qu’à l’évaluation il a éclaté en sanglots après avoir lâché : «J’ai réparé mes
émotions…J’ai réussi à rencontrer ma famille. Je leur ai dit que je les aime et que je comprends le mal que je leur ai fait.» (…)

Il m’écrit ceci : «(…) Tu vois que justice réparatrice a fait de moi un homme meilleur et bon. Pour cela, il a fallu que des femmes et des intervenants comme vous soient attentifs à nous et à moi, comme abuseur sexuel. De nous avoir fait confiance en nous racontant vos souffrances vécues avec vos agresseurs, ça nous a permis et ça m’a permis de mieux comprendre et de bien ressentir, avec mes émotions, toutes les peines et souffrances que vous avez en vous depuis plusieurs années. Toute cette confiance s’est transformée pour moi en confiance en moi. Là, j’ai pu exprimer avec émotion mes pensées et expliquer les gestes que j’avais posés envers mes victimes, et voir toutes les conséquences que toute ma famille a subies dans ces abus sexuels avec mes deux filles. Pour moi, c’est peut-être la première fois que je veux prendre conscience vraiment que l’honnêteté que vous m’avez démontrée, cela peut être juste et bon. Même dans ma grande froideur, j’ai jamais douté du résultat que je vois aujourd’hui. Je ne savais pas comment ça se passerait. C’était comme un passage dans ma vie qui était déjà là. Maintenant, j’écris et je sens en moi une grande chaleur et un grand réconfort. Justice réparatrice est vraiment après réparer mon cœur blessé et les cœurs blessés de tous ceux que j’aime beaucoup. De plus en plus, les hommes et les femmes qui souffrent de ces abus sexuels et les enfants qui sont actuellement en train de les vivre pourront dire qu’il existe de l’espoir pour se faire entendre, comprendre et aimer comme ils ont tous le droit d’être aimés…dans notre monde malade de manque d’amour. Merci d’être là. J’ai besoin de vous tous et je veux moi aussi aider les autres. Aider les autres, c’est aussi m’aider moi-même. Et j’en ai grandement besoin».

La sagesse de Johanne

Quant à Johanne, qui a subi l’inceste, elle articule avec sérénité ce qu’elle retire du RDV qu’elle nomme comme les autres Justice réparatrice et dont elle analyse davantage les effets. «La route est longue pour atteindre un état de sérénité quand l’enfance a été pavée d’abus sexuels et d’abandons. Sur ce chemin, j’ai consulté en thérapie individuelle et en thérapie de groupe avec d’autres victimes d’inceste. La vie m’a donné la chance d’aller plus loin encore avec Justice réparatrice. Nous avons écouté, échangé, posé des questions, exprimé nos émotions et ce, dans l’accueil, le respect et dans une confiance grandissante. Accepter de vivre l’expérience, c’est sentir à nouveau la souffrance liée à un passé douloureux. Oser revisiter son histoire, c’est reconnaître que le passé embrouille encore trop le présent pour faire comme s’il n’avait pas existé, c’est aussi espérer quitter le monde des victimes pour accéder à une vie plus sereine, plus libre.

Dans un premier temps, Justice réparatrice m’a permis de me déresponsabiliser de l’inceste. J’ai été abusée par mon père, non pas parce que j’étais trop mignonne, trop vivante, trop affectueuse… Je comprends mieux que j’ai été abusée parce que mon père n’a pas su m’aimer comme un père aime sa fille, parce qu’il n’a pas su contenir et bien diriger ses pulsions sexuelles, parce qu’il était souffrant et impuissant, peut-être même désaxé, pervers ou pédophile. Justice réparatrice m’a donné accès à une nouvelle perspective : mon père est coupable, le seul coupable. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je cherchais ma faute dans l’événement malheureux. Je suis donc d’abord sortie du camp des coupables pour accepter pleinement le statut de victime. Et puisque je ne suis pas coupable, je n’ai rien à cacher. Le père incestueux est le grand responsable du malheur de la famille lorsque l’inceste est dévoilé et non pas la victime qui dénonce. Ne tuons pas le messager qui annonce une mauvaise nouvelle.

Dans un deuxième temps, je suis sortie du camp des victimes en reprenant mon pouvoir, en cessant de payer pour les erreurs des autres, d’attendre parce que l’autre ne s’organise pas, de tolérer l’insupportable en osant dire non, même haut et fort. Je suis aujourd’hui une adulte capable d’identifier les abus qui lui sont faits. Je suis enfin une adulte qui a le pouvoir de se défendre et d’aller chercher de l’aide. Justice réparatrice est difficile au point que certains participants voudraient ne pas y retourner ou encore quitter au milieu d’une séance. Il faut du courage pour choisir cette avenue. La volonté d’aller jusqu’au bout permet d’assister à quelque chose d’extraordinaire : une ouverture insoupçonnée, une empathie à la souffrance humaine même si celle-ci est ressentie par un agresseur. Dès lors l’agresseur n’est plus une bête, un monstre, un démon, il devient humain. Il est l’homme qui reconnaît avoir commis une faute grave, qui souffre d’avoir agi ainsi et qui choisit de faire autrement.

Parler enfin à l’agresseur est souvent l’aboutissement d’un long silence, d’un cri étouffé qui n’en peut plus de se taire. Enfin la parole est donnée. Enfin je peux dire et dénoncer, enfin il y a une oreille qui m’écoute, m’entend et démontre de la sensibilité à ce que j’exprime. Enfin il y a devant moi un père qui reconnaît avoir blessé et qui regrette. Enfin j’entends un père demander pardon et offrir réparation. Enfin j’ouvre aussi mon cœur et accepte de pardonner. Je m’apprête à reparler à mon père qui a tout nié. Je me prépare à aborder le sujet de l’inceste avec ma mère pour une première fois. Je n’attends rien mais je veux parler, je ne peux plus rester silencieuse et porter seule un secret qui ne m’appartient plus. Je crois profondément au pouvoir guérisseur de la rencontre.»

Pour de plus amples informations sur le RDV, vous pouvez contacter le Centre de services de justice réparatrice au 514 933-3737.