Revue Porte Ouverte

La Loi sur le système correctionnel du Québec, trois ans plus tard...

Par Isabelle Raffestin,
Maîtrise en service social, intervenante Clinique droits devant du RAPSIM

L’avis des personnes itinérantes sur leur situation judiciaire

La judiciarisation des personnes en situation d’itinérance est un sujet d’actualité depuis plusieurs années. Rappelons que ce phénomène consiste au fait de recevoir des contraventions pour des actes de nature non criminelle. Dans la plupart des cas, en ce qui a trait aux personnes itinérantes, il fait référence à des gestes anodins tels que d’utiliser d’une manière considérée inappropriée le mobilier urbain (être assis sur un muret, sur une table à pique-nique…) ou à leur simple présence dans l’espace public par manque d’espace privé (flâner, uriner, dormir dans un parc…).

Une recherche1 de Céline Bellot a documenté l’ampleur de la judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal, la surjudiciarisation, ses coûts ainsi que ceux du système judiciaire. Elle a constaté que ce phénomène a quadruplé entre 1994 et 2004 et que dans 72 % des situations, la judiciarisation se solde par l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes2. C’est donc dans la mouvance de cette étude que nous avons choisi de nous intéresser, dans le cadre d’un mémoire3 de maîtrise, à la perception des personnes itinérantes sur leur judiciarisation, leur incarcération et sur les rapports qu’elles entretiennent avec les acteurs judiciaires et représentant l’ordre. 

Les effets de l’injustice 

À la suite de l’analyse des entrevues, il ressort que les personnes itinérantes ou ayant connu l’itinérance vivent la judiciarisation avec un sentiment d’injustice. Ce dernier est commun à toutes, mais est vécu de différentes manières. L’injustice provient du fait que les personnes itinérantes reçoivent des contraventions en raison de leurs conditions de vie, qu’elles soient judiciarisées ou surjudiciarisées, en raison de règlements utilisés seulement à leur encontre, qu’elles soient emprisonnées souvent alors qu’elles ne commettent pas d’infractions criminelles. De plus, la judiciarisation agit sur la survie des personnes (perte de ressources matérielles), sur leur citoyenneté, menace leur stabilité, brise des relations et entrave la sortie de rue. De notre analyse, il résulte également que selon les types d’itinérance, les effets peuvent varier.

Les personnes vivant une itinérance chronique (à longueur d'année), qui dans les faits sont les plus judiciarisées parce que davantage présentes dans l’espace public, relatent le plus souvent la perte de biens matériels ou de relations significatives (blonde, famille, animaux) suite à de nombreux emprisonnements pour non-paiement d’amendes. Quant aux personnes ne vivant plus dans la rue, elles craignent de perdre la stabilité de leur nouvelle vie (logement, emploi, garde d’enfants, arrêt de consommation de drogues), ont de la difficulté à concilier la prise d’entente nécessaire au règlement de leur situation judiciaire, ayant alors souvent moins de disponibilité (retour en emploi) pour effectuer des travaux compensatoires et peu de moyens financiers (dette considérable). Enfin, les personnes vivant une tinérance épisodique (quelques mois par année) font état d’effets variés : entrave dans les démarches (insertion, santé…), difficultés dans les relations familiales, changement de comportement.

Ainsi, comme nous pouvions le prévoir, les personnes en processus de sortie de rue ont évoqué plus d’effets en lien avec la perte de leur stabilité alors que celles en situation d’itinérance chronique parlent plus souvent de pertes matérielles. Par contre, selon notre cadre d’analyse, la judiciarisation fait vivre à toutes un sentiment d’injustice qui peut conduire à un discours de contestation (« c’est injuste, tout le monde le fait et il n’y a que nous qui reçoivent des tickets »), de banalisation (« les tickets font partie de la vie de rue ») ou encore d’acceptation (« c’est normal »). Toutefois, nous n’avons pas pu accoler un type d’itinérance à un type de discours. 

Ce phénomène a quadruplé entre 1994 et 2004 et dans 72 % des situations, la judiciarisation se solde par l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes.

Le rapport au judiciaire et au policier  

Le rapport avec les instances judiciaires s’avère lui aussi porteur d’injustices. Au départ, cette expérience est de mauvais augure pour les rapports futurs avec les acteurs judiciaires et ceux représentant l’ordre. Ces injustices, dues en partie au fait qu’elles soient connues des policiers, contribuent au fait que certaines personnes itinérantes deviennent agressives lors des interpellations. Elles vivent également des inquiétudes quant au respect de la loi et perdent confiance en la justice et dans le système pénal.

L’analyse des relations entre policiers et personnes itinérantes fait ressortir que ces rapports ne sont pas de l’ordre de la confrontation entre deux groupes de personnes mais dépend plutôt des individus en présence, du contexte et des situations : elles parlent de « certains policiers », de certains postes de quartier. Mais quels que soient leurs liens, la plupart des personnes itinérantes rapportent que des policiers abusent de leur autorité, de leur pouvoir et leur manque de respect. D’ailleurs, cette notion de pouvoir est centrale dans leur perception sur la police et une familiarité obligée s’installe.

Quant aux relations qu’entretiennent les personnes itinérantes avec les acteurs de la cour, il est à noter que très peu d’entre elles les ont rencontrés. Plusieurs déplorent le fait d’être condamnées à la prison sans avoir rencontré de juge et très peu de personnes connaissent leur situation judiciaire, ce qui peut expliquer en partie le fait qu’elles ne se présentent pas à la cour pour se défendre. De plus, plusieurs ont perdu confiance en la justice et très peu connaissent leurs droits. À cela s’ajoute le fait que les personnes itinérantes vivant dans des conditions de survie ont d’autres priorités que de contester leurs contraventions afin de recevoir une date de jugement. Quant au peu de personnes ayant comparu devant un juge, elles en ont une impression relativement positive. Toutefois, elles déplorent le fait de ne pouvoir avoir recours à l’aide d’un avocat et ce, notamment afin d’être en mesure de répondre aux questions du procureur de la couronne avec qui les relations sont toujours perçues négativement. Enfin, les relations avec les agents de perception des amendes sont dans l’ensemble positives, surtout lorsque la personne est accompagnée d’un intervenant.

En somme, il convenait de laisser la parole aux principaux intéressés. Ce qui ressort de notre étude est un sentiment d’injustice partagé par tous mais de diverses manières. Les relations avec les différents acteurs sont, aux yeux des personnes itinérantes, porteuses d’injustice pour la plupart. L’ampleur de la judiciarisation associée à la situation de rue des personnes influencent les liens qu’elles entretiennent avec les différents acteurs judiciaires. De plus, la judiciarisation entraine de nombreux effets négatifs. Si les personnes en processus de sortie de rue vivent la judiciarisation comme une menace à leur réinsertion, celles en itinérance chronique, qui sont surjudiciarisées, semblent abandonner quant à l’issue du règlement de leur situation. La judiciarisation a donc des impacts non négligeables, surtout en regard de la nature des infractions reprochées. Notons que ce sentiment d’injustice a, en quelque sorte, été reconnu par la Commission des droits de la personne4, qui montre dans un rapport que les personnes itinérantes montréalaises sont victimes de profilage social et par le Barreau du Québec qui parle d’atteinte à leurs droits. À la lumière de ces constats et du sentiment d’injustice qui n’a plus besoin d’être prouvé, pouvons-nous repenser autrement la gestion de l’espace public?


1 Bellot, C. (2005). La judiciarisation et la criminalisation des populations itinérantes à Montréal de 1994 à 2004.

2 Toutefois, depuis les cinq dernières années aucun mandat d’emprisonnement n’a été émis par la Ville de Montréal pour ce motif, bien que le code de procédure pénale n’ait été modifié.

3 Raffestin, I. (2009). Une injustice programmée ? Le point de vue des personnes itinérantes sur leur judiciarisation et leur incarcération.

4 CDPDJQ (2009). La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social.