Revue Porte Ouverte

Médias, opinion publique et criminalité

Par Brian Myles,
Président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et reporter au Devoir.

Des acquis fragiles

On l'oublie parfois, mais la liberté de presse est un acquis fragile. Encore récemment, la justice nous a causé une de ces frousses pour l'Halloween. Dans un recours en diffamation visant l'émission J.E., à TVA, le juge Richard Nadeau s'est lancé dans une charge à fond de train contre le journalisme d'enquête.

Les bras m'en sont tombés. Le juge de la Cour supérieure ne condamnait pas des reportages empreints de sensationnalisme. Il s'en prenait d'un bloc aux meilleurs de la profession! «Ici, on connaît la popularité de J.E., celle de "Enquête" ou de "La Facture" de Radio-Canada depuis longtemps. […] C'est un "tribunal" public (certains parleront de "lynchage" ou d'inquisition) où les participants sont souvent blancs (victimes) ou noirs (escrocs, etc.), sans droit de regard et sans possibilité de se défendre», écrit-il.

Qu'un juge, aussi instruit soit-il, se permette d'entretenir de tels préjugés en dit long sur le fossé qui sépare le monde journalistique du monde judiciaire. Depuis maintenant quatre ans, les journalistes d'enquête sont arrivés les premiers sur cette vaste scène de crime qu'est la corruption au Québec. Nous avons éclairé des zones d'ombre, en révélant les liens douteux entre la construction, la mafia et le financement des partis politiques. Nous avons connu un tel succès que le gouvernement a jugé nécessaire de créer des escouades spécialisées (Marteau et l'UPAC) et de mettre sur pied la commission Charbonneau.

Inquisition? Sans la contribution exemplaire des journalistes d'enquête, la commission Charbonneau n'aurait jamais vu le jour. On peut en dire tout autant de la commission Gomery, portant sur le scandale du programme fédéral des commandites.

Dans le monde judiciaire, il est de bon ton de casser du sucre sur les journalistes. Leur présence dérange dans les palais de justice. Leurs questions agacent. Leurs reportages ne reflètent pas toute la complexité et les subtilités du système judiciaire, dit-on.

Il serait réducteur de tirer des conclusions définitives sur le seul jugement de Richard Nadeau. Après tout, la Cour suprême a reconnu l'importance du journalisme d'enquête pour combler le déficit démocratique de nos institutions, dans l'affaire «Ma Chouette» (la source de Daniel Leblanc dans l'enquête sur les commandites). Cet arrêt a contribué à renforcer le droit à la protection des sources (au cas par cas). Des juges ouverts sont même prêts à nous laisser gazouiller, à l'aide de Twitter, dans les salles d'audience, allant à l'encontre de la tendance lourde anti-Twitter au sein de la magistrature. Ces juges progressistes partagent avec nous une réelle préoccupation pour la transparence du système judiciaire et la publicité des débats.

Que ce soit en matière de prévention, de répression, de réhabilitation, il n'y a pas un secteur qui gagne à évoluer en vase clos, à l'abri du regard médiatique. Notre rôle est parfois mal compris. Les journalistes ne sont ni des auxiliaires du système judiciaire, ni des pédagogues que vous pouvez enrôler dans la poursuite de vos objectifs organisationnels.

Cela ne veut pas dire qu'il faut les regarder avec méfiance, ou carrément leur fermer la porte. Pour que le public puisse comprendre le système judiciaire, en accepter les succès et les insuccès, tout en ne perdant pas confiance dans les institutions et leurs représentants, nous devons leur promettre la vérité et la transparence.