Revue Porte Ouverte

Médias, opinion publique et criminalité

Par Chloé Leclerc,
Professeur adjoint, École de criminologie, Université de Montréal

Médias et opinion publique : des relations à préciser et à questionner

Bien que la victimisation ou la participation au système de justice soit un événement plutôt rare dans la vie d'un individu, nous sommes confrontés tous les jours à la criminalité, à ses conséquences et à la manière dont elle est traitée dans notre système de justice par le biais des différents médias (d'information mais aussi de divertissement). Dans les années 60, on a commencé à s'inquiéter de l'effet des médias. Plusieurs leur reprochaient de fournir une image biaisée de la réalité qui pouvait avoir des conséquences importantes sur les citoyens les incitant à la peur, la méfiance ou encore à adopter des attitudes punitives à l'égard des délinquants. Mais qu'en est-il réellement? Quelle est l'influence des médias en matière de justice criminelle?

Les premières études sur les médias et la criminalité ont servi à faire la preuve que ces derniers projetaient une image grandement biaisée de la criminalité, des criminels et des tribunaux. Des analyses du contenu de divers médias montrent que la proportion des délits couverts est inversement proportionnelle aux statistiques criminelles : Reiner (1997) rapporte par exemple que le tiers des délits présentés dans les médias sont des homicides alors qu'ils comptent pour moins de 1% de la criminalité. On a aussi reproché aux médias de stigmatiser certains groupes sociaux comme les immigrants, les femmes et les gens en position de pouvoir, en leur accordant une surreprésentation dans la couverture médiatique des affaires criminelles (Marsh et Melville, 2009). Finalement, les études sur la représentation du système judiciaire dans les médias arrivent également à la conclusion qu'ils dressent une image peu représentative de la pratique quotidienne des tribunaux (Surette, 2011). L'accent est souvent mis sur l'aspect adversarial du système, sur sa complexité et ses défaillances, alors que plus de 90% des causes criminelles se règlent par plaidoyer de culpabilité, donc sans procès et par une suggestion commune des deux parties.

Bien que les recherches s'entendent pour dire que les médias présentent une image biaisée de la réalité, il existe beaucoup moins de consensus en ce qui a trait aux conséquences des médias. Une des premières conséquences anticipées est la capacité des médias de créer une panique morale ou d'être à la source d'insécurité chez les citoyens. Comme plusieurs personnes rapportent que les médias sont leur principale source d'information en matière criminelle, il est peu étonnant que ceux-ci surestiment la criminalité violente et qu'ils aient tendance à penser que la criminalité ne cesse d'augmenter (Roberts et Stalans, 1997). Cela a incité plusieurs chercheurs à penser que ces fausses croyances pouvaient entrainer un sentiment d'insécurité et une peur du crime non justifiée chez certains citoyens. Les recherches sur le lien entre la peur du crime et la consommation de médias sont contradictoires. Une première vague de recherche dans les années 60 trouvait des liens, mais les recherches subséquentes proposaient plutôt que ces liens disparaissaient lorsqu'on appliquait les contrôles statistiques nécessaires. Les recherches actuelles suggèrent des liens complexes qui s'opérationnalisent mieux selon certaines circonstances. Beale (2006) explique par exemple que contrairement aux médias nationaux, les médias locaux ont un impact puisque les risques de victimisation sont perçus comme plus proches et plus probables. Aujourd'hui, les recherches sont généralement nuancées et suggèrent que certains types de médias peuvent être responsables d'une partie de la peur chez certains citoyens, plus particulièrement les femmes, les noirs, ceux qui regardent beaucoup la télévision et considèrent les médias comme une source crédible d'information et ceux qui habitent dans des secteurs très criminalisés. Beaucoup d'auteurs concluent que bien que les médias puissent avoir un effet, la peur du crime s'explique bien mieux par d'autres facteurs.

Les recherches sur le lien entre la peur du crime et la consommation de médias sont contradictoires (...). Les recherches actuelles suggèrent des liens complexes qui s'opérationnalisent mieux selon certaines circonstances.

Un deuxième effet décrié des médias est celui de miner la confiance du public dans le système de justice. Dans une étude maintenant classique, deux chercheurs ont demandé à des citoyens de juger la sentence rendue par un juge dans une cause spécifique (Doob et Roberts, 1984). La moitié du groupe devait lire un résumé des documents de cour alors que l'autre lisait un article de journal qui en faisait le compte rendu. Les résultats de l'étude sont éloquents : 63 % des gens qui ont lu l'article de journal trouvait que la sentence rendue par le juge était trop peu sévère, alors que ce n'est le cas que de 19% des individus qui avaient lu les documents de cour. Comme les participants évaluaient exactement la même cause, on peut facilement attester de l'effet du traitement médiatique d'une cause criminelle sur l'opinion que les citoyens se forgent de cette affaire. Les médias construisent souvent leur récit criminel en utilisant la même trame narrative, mettant l'accent sur les failles et les tares de l'accusé et développant en détail la notion de blâme (Sparks, 2001), laissant ainsi peu de place aux nuances et aux causes plus sociales de la criminalité. Le ton et le contenu des articles de journaux auraient donc pour effet de centrer les citoyens sur les facteurs aggravants, les incitant ainsi à une plus grande sévérité. On reproche également aux médias de présenter une image négative de la justice, axant les reportages sur les failles ou les problèmes de la justice. Or, les études montrent que les médias peuvent avoir des effets différents sur l'opinion que ce fait le public du système de justice. En effet, alors que les nouvelles reprennent généralement cette toile de fond du blâme lorsqu'ils parlent du système de justice et pourraient ainsi contribuer à une opinion négative des citoyens, les fictions de type CSI ou Law and order ont plutôt tendance à dresser une image positive du système et de ses acteurs et leur consommation est généralement associée à des opinions plus favorables du système (Boda et Szabó, 2011). Bref, bien qu'on commence à dresser les contours de cette relation, d'autres recherches sont nécessaires pour mieux comprendre comment la relation change selon la manière de conceptualiser la notion de médias (fréquence, type, crédibilité accordée, etc.) et d'opinion (opinion sur la sentence dans une cause précise, confiance générale envers le système, etc.).

Une troisième conséquence des médias qui a été mise de l'avant est la stigmatisation de certains groupes sociaux. Leur surreprésentation dans les médias fait en sorte que les gens les associent plus facilement aux criminels ou surestiment leur participation à la criminalité. Par exemple, alors que les jeunes représentent moins de 10 % des accusés dans les causes d'homicide, le public estimait qu'ils comptaient pour 43% (Schiraldi, 1999). Une étude dans les années 2000 rapportait que les personnes qui écoutaient les nouvelles à la télévision tous les jours étaient plus susceptibles d'endosser des attitudes racistes (Gilliam et Iyengar, 2000). Or, comme pour toute relation entre les médias et les attitudes des citoyens, il est difficile de déterminer si les médias créent, entretiennent ou sont seulement associés à ces attitudes (par exemple les gens racistes préfèrent rester à la maison et regardent donc conséquemment plus la télévision).

Finalement, plusieurs auteurs se sont inquiétés du fait que les médias pouvaient créer ou entretenir des attitudes punitives chez les citoyens. Plusieurs «mégas causes»1 ont été suivies par des mouvements populaires en faveur de mesures plus répressives et ont donc contribué à la mise en place de politiques plus sévères. Un exemple concret de cet impact des médias est le changement dans les procédures pour réduire l'accès à la libération dans les cas de meurtre qui ont suivi l'affaire Karla Homolka.. Les changements ont clairement été réalisés pour réponde à l'opinion publique insatisfaite par le traitement de cette cause particulière. Mais dans les faits, dans des circonstances ordinaires, que pense le public de l'accès à la libération conditionnelle dans les causes de meurtre ? En 2002, Julian Roberts publie une étude dans laquelle il montre que, bien qu'une faible minorité (12%) du public se dit favorable à une éligibilité à la libération conditionnelle avant 20 ans pour les meurtriers, 80% des demandes de révision de la date d'éligibilité à la libération conditionnelle des meurtriers ont été accordés par des jurés composés de citoyens. Cette étude est une démonstration efficace du fait que les questions très générales d'opinions arrivent très mal à capturer la complexité des attitudes du public. Bien que de nombreux citoyens peuvent se dire en faveur de mesures plus répressives lorsqu'ils sont sondés dans l'abstrait, leur soutien pour ces mêmes politiques diminue grandement lorsqu'on les met en situation ou lorsqu'on leur permet de se libérer de leurs stéréotypes (qui vient souvent des médias). Par exemple, 88% des Américains se disent favorables à la loi «three Strikes» qui propose l'emprisonnement à vie pour tout individu condamné à une 3e infraction grave (Applegate et al., 1996). Or, ce support chute considérablement lorsqu'on met les citoyens en situation et qu'on leur demande quelle peine ils imposeraient à un individu reconnu coupable d'une infraction grave pour la troisième fois. Seuls 17% des individus choisissent alors d'imposer la prison à vie.

Bref, on accuse les médias d'être responsables des attitudes punitives du public, mais il faut souligner que ces «attitudes» sont souvent volatiles et sans fondement. Elles se nuancent et se modèrent rapidement lorsqu'on donne aux citoyens la possibilité de s'exprimer plus précisément et de mettre en contexte leur opinion (Leclerc, 2011). Le problème ne serait donc pas tant l'effet des médias sur les opinions des citoyens, mais l'exploitation de cette «opinion» par les politiciens qui en profitent pour se faire du capital politique en instaurant des politiques plus répressives qui répondent à des demandes ponctuelles et émotives des citoyens, même si ces politiques sont sans fondement empirique ou théorique. Cette exploitation de la question pénale dans l'agenda politique n'est pas nouvelle et porte depuis quelques années le nom de populisme pénal. Garland (2001) suggérait il y a dix ans déjà que la voix dominante en matière de politique pénale n'était plus celle des experts, mais celle du public. Les récentes justifications2 de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés laissent penser que cette réalité est malheureusement encore bien présente aujourd'hui. Ainsi, bien qu'on ait pu établir assez solidement que les opinions très générales des citoyens sur le crime et la justice étaient grandement biaisées, on continue de s'y fier pour justifier certaines politiques pénales.


1 Les «mégas causes» sont des affaires qui ont une certaine longévité parce qu'elles savent captiver l'opinion publique. Le cas de Karla Homolka, qui a fait l'objet de plus de 1100 rubriques ou reportages, uniquement dans le Toronto Star, dans les 10 ans qui ont suivi le drame (Dowler et al. 2006) en est un bon exemple.

2 Questionné sur le fondement du projet de loi, le ministre conservateur Peter Van Loan a déclaré «nous croyons que les meilleurs experts au Canada sont les électeurs qui nous donnent le mandat de faire ce que nous avons dit que nous ferions »

Bibliographie

Applegate, B. K., Cullen, F. T., Turner, M. G., & Sundt, J. L. (1996). Assessing public support for three-strikes-and-you're-out laws: Global versus specific attitudes. Crime & Delinquency, 42(4), 517-534.

Beale, S. S. (2006). News Media's Influence on Criminal Justice Policy: How Market-Driven News Promotes Punitiveness, The William & Mary Law Review., 48, 397.

Boda, Z., & Szabó, G. (2011). The media and attitudes towards crime and the justice system: A qualitative approach. European Journal of Criminology, 8(4), 329-342.

Doob, A. N., & Roberts, J. V. (1984). Social psychology, social attitudes, and attitudes toward sentencing. Canadian Journal of Behavioural Science/Revue canadienne des sciences du comportement, 16(4), 269.

Dowler, K., Fleming, T., & Muzzatti, S. L. (2006). Constructing crime: Media, crime, and popular culture. Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice/La Revue canadienne de criminologie et de justice pénale, 48(6), 837-850.

Gilliam Jr, F. D., & Iyengar, S. (2000). Prime suspects: The influence of local television news on the viewing public. American Journal of Political Science, 560-573.

Leclerc, C. Explorer et comprendre l'insatisfaction du public face à la «clémence» des tribunaux. Champ Pénal.

Marsh, I., & Melville, G. (2008). Crime, justice and the media. Routledge.

Reiner, R. (1997). Media made criminality. The Oxford handbook of criminology, 2.

Roberts, J. V. (2002). Determining parole eligibility dates for life prisoners: Lessons from jury hearings in Canada. Punishment and Society, 4(1), 103-114.

Roberts, J. V., & Stalans, L. J. (1997). Public opinion, crime, and criminal justice (pp. 35-52). Boulder, CO: Westview Press.

Schiraldi, V. (1999). Juvenile crime is decreasing--It's media coverage that's soaring. Los Angeles Times, 22.

Sparks, R. (2001). The media, populism, public opinion and crime. Criminal Justice Matters, 43, 6-7

Surette, R. (2011). Media, crime, and criminal justice: Images, realities, and policies. Belmont, CA : Wadsworth